La notion d’information a été introduite en biologie à la suite de plusieurs événements scientifiques : la publication de la théorie de la communication de Shannon en 1948, la mécanisation de certains calculs avec la première implémentation d’une machine équivalente à celle de Turing (ENIAC) en 1945, et la découverte de la structure de l’ADN en 1953. Et pourtant, d’un point de vue théorique, le concept d’information demeure encore flou aujourd’hui : les biologistes se réfèrent à la fois à Shannon et à Turing, alors que les deux cadres sont fort différents. Surtout, le concept d’information tend à faire accroire que la compréhension du vivant pourrait être obtenue par le “décryptage” de l’ADN, qui donnerait sa forme à l’organisme. De même, dans la vie exosomatique, à l’époque de la génération automatique d’articles par les systèmes d’intelligence artificielle, certains tendent à penser que les textes et plus généralement les données auraient un sens intrinsèque, accessible par une mécanique calculatoire. Dans les deux cas, la notion d’information fait disparaître l’activité vivante au profit d’une interprétation mécanique des processus en jeu, sans que cette dernière ne soit justifiée ou même réellement élaborée théoriquement. Comment dépasser ce paradigme informationnel pour penser non seulement le vivant, mais aussi la forme technique de la vie et les nouvelles machines computationnelles qui constituent son milieu ambiant ?
Le stade numérique du processus de grammatisation transforme radicalement les conditions de la lecture, de l’écriture, de la traduction et de l’expression. Si l’informatique émane du langage et si l’ordinateur peut être défini comme une machine à réécriture automatique, cela ne signifie pas pour autant que la pratique des langues puisse être réduite à un processus computationnel. Au contraire, les pratiques linguistiques, y compris la traduction, comportent toujours une dimension diachronique, qui rend possible leurs évolutions à travers les expressions locales et singulières. Or, c’est précisément cette dynamique et cette diversité langagière qui semblent aujourd’hui menacées par le « capitalisme linguistique » de Google, qui exerce un contrôle sur la pratique des langues au moyen d’outils de correction, d’auto-complétion et de traduction automatique, transformant ainsi les savoirs linguistiques locaux en ressources économiques. Comment lutter contre les effets homogénéisants, régularisant et synchronisant de ces nouvelles technologies d’écritures, qui tendent à désidiomatiser les langues ? Aussi performante soit-elle, la génération automatique de textes par les logiciels peut-elle combler le désir d’histoire qui relie les générations entre elles ? La génération automatique de musiques ne manque-t-elle pas la dimension d’improvisation inattendue qui caractérise toute œuvre nouvelle ? A quelles conditions un programme peut-il assister des pratiques créatives ? Cela suppose de comprendre le rôle de l’interprétation dans sa capacité à produire du sens au-delà du calculable, et d’en tirer les conséquences pour transformer les technologies de l’information et de la communication en supports de mémoire, d’interprétation et d’invention.
22 et 23 décembre 2020
https://enmi-conf.org
Argumentaire et programme rédigés par Anne Alombert (UCL), Victor Chaix (IRI) et Maël Montévil (IRI)
En proposant de prendre soin de l’informatique et des générations, les Entretiens du Nouveau Monde Industriel 2020 poursuivent deux objectifs principaux :
. interroger les fondements théoriques de l’informatique qui commandent le fonctionnement des technologies numériques contemporaines ;
. et concevoir de nouveaux dispositifs et de nouvelles pratiques pour mettre ces technologies au service de la transmission, du partage et de la constitution de savoirs transgénérationnels.
Nous tenterons ainsi de repenser la question de l’intelligence artificielle à partir d’un nouveau paradigme théorique, qui ne se fonde plus sur l’analogie entre l’humain et la machine, mais qui prenne en compte les interactions entre individus psychiques, milieux techniques et organisations sociales : au lieu d’envisager la vie ou l’esprit comme des processus de traitement d’information, comme le propose les paradigmes cybernétiques et cognitivistes dominants, nous nous interrogerons sur le processus d’exosomatisation, à travers lequel les vivants humains extériorisent leurs fonctions noétiques dans des organes artificiels, qui peuvent ainsi devenir les supports d’une mémoire collective et de savoirs transgénérationnels dont il faut prendre soin.
Nous tenterons ensuite de traduire ces questions théoriques en terme de conception et de développement technologiques. Comment réaliser des plateformes numériques au service des relations sociales et intergénérationnelles, aujourd’hui menacées par les applications addictives et l’économie des données ? Comment intégrer dans les dispositifs computationnels des fonctions délibératives et interprétatives, qui dépassent toujours les programmes calculables en produisant des bifurcations improbables ? Comment transformer les technologies de l’information et de la communication en supports de mémoire, d’interprétation, de délibération et d’invention, au service du partage des savoirs et de l’intelligence collective, et pour répondre aux enjeux de l’ère post-vérité ? En un mot, comment penser un web herméneutique et transgénérationnel ?