« Le procédé fondamental de la digitalisation [écrit Yves Citton] tend à court-circuiter les filtrages que l'humanité opérait jusque-là à travers des phénomènes analogiques de Gestalt. Pendant des millénaires, nous avons appris à prêter attention à des formes relevant de l'imaginaire (imagos, Gestalt, patterns) ; les nouveaux dispositifs numériques analysent ces formes en données discrètes (data, bits, digits), qui relèvent de logiques symboliques. Alors que les segmentations du continuum sensoriel (les couleurs de l'arc-en-ciel, les notes de la gamme musicale) étaient opérées par des subjectivités individuelles
toutes infinitésimalement différentes entre elles, même si elles se recoupaient collectivement au sein de la culture qui les régissait
ces segmentations sont désormais opérées au niveau des machines qui vectorialisent les perceptions sensorielles. » ( Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil, 2014, p.105).
La numérisation n'engendre donc seulement une grammatisation du continuum sensoriel selon l'expression consacrée par Sylvain Auroux et Bernard Stiegler ( Sylvain Auroux, La révolution technologique de la grammatisation, Bruxelles, Mardaga, 1993 ; Bernard Stiegler, De la misère symbolique, T.1, L'époque hyper-industrielle, Paris, Galilée, 2004, p.111-116).
Elle participe également d'une procédure de programmation, c'est-à-dire d'un protocole qui, en régissant la saisie du continuum concret en données abstraites, pré-paramètre matériellement (et non seulement culturellement) notre perception de la réalité.
Ce qui génère d'inévitables effets de standardisation et d'homogénéisation dans notre interprétation de la réalité.
Cependant, les herméneutiques psychanalytique et littéraire partagent un même présupposé d'une « plus-value inter-attentionnelle : l'entrecroisement d'attentions conjointes mais flottantes, c'est-à-dire soucieuses de se décoller les unes des autres, produit des sensibilités et des connaissances nouvelles, supérieures à la somme des savoirs apportés par chacun » ( Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil, 2014, p.172).
Jean-Marie Schaeffer montre en outre que le style attentionnel requis par l'expérience poétique, mais aussi par les expériences esthétiques proposées par l'art contemporain, se fonde sur un « retard de catégorisation ».
Comment protéger et développer alors notre littératie critique et nos capacités interprétatives dans un régime qui substitue à l'interprétation personnelle, et à la bifurcation (Deleuze), un algorithme de recherche standardisé par la grammatisation et la programmation ?
Comment profiter de la puissance vectorielle du numérique sans se laisser emprisonner dans les cages scalaires de la numérisation tels que fonctionnent Google ou Page Rank ?
L'éthique hacker peut-elle se hausser au défi posé par les cultures numériques actuellement émergentes ?